C’est une servante
C’est une servante qui m’accueille chez la Générale Dumesnil. Je ne dis pas une « bonne » car elle a vraiment du style et d’assez grands airs dans sa blouse amidonnée. Elle m’introduit dans une chambre où je ne vois qu’un lit. Un lit immense, démesuré, qui semble occuper toute la pièce. La Générale est là, dans un amoncellement de coussins et de livres. Il y a aussi un gros chat de race, un peu mauve, enfoui au milieu des couvertures. Elle me fait un signe de la main et me dit : Entrez, entrez, Nouchka, approchez-vous, asseyez-vous. Pourquoi Nouchka ? Sans doute une habitude et un signe de cordialité, mais j’évite de me poser la question. Je ne remarque pour l’instant que son accent qui est évidemment un accent d’Europe centrale, hongrois probablement, marqué dans la façon dont elle a roulé Nouchka. Elle a l’air très satisfaite de me voir, elle m’invite à prendre place sur un tabouret assez bas, donne congé à la servante et se met à m’expliquer sa situation et ses problèmes.
Il est clair que ses quatre-vingts ans n’ont pas entamé la vigueur de son caractère et qu’elle est de ces personnes au verbe intempérant dont il faut se résigner à recevoir de plein fouet les flots de confidences. Je me résigne, le dos rond, tout en gardant l’apparence de la plus parfaite politesse, car je sens que ma nouvelle profession aujourd’hui « s’installe ». La Générale, d’un revers de main qui balaie le dessus du lit, me montre tous les livres étalés là et me dit qu’hélas, elle ne peut plus les lire, ses yeux l’abandonnant. Elle se penche pour saisir sur la table de nuit trois paires de lunettes différentes qu’elle jette, avec une sorte d’écœurement, sur ses couvertures : aucune des trois ne lui apporte plus le moindre secours. Elle devient aveugle. Ce que je vois tout d’un coup à la manière dont une sorte de brouillard occupe ses yeux, pourtant très beaux et très clairs, à son air surtout de regarder à côté de moi au moment même où elle paraît me dévisager. Eh oui, dit-elle, la cataracte ! La façon dont elle prononce ce mot est si belle, si roulée, si pleinement slave cette fois, qu’il n’y a plus de doute sur ses origines. Sa passion était la lecture. Mais pas la lecture de n’importe quoi. Il faut que je le sache bien, puisqu’elle attend de moi que je supplée à la défaillance de ses yeux. Non, pas n’importe quoi. Ses auteurs favoris, et, essentiellement, l’un d’entre eux : Marx.
Je fais répéter, crainte d’avoir mal entendu à cause de l’accent. C’est bien cela : Marx. Elle dit : Marx et accessoirement (là encore, magnifique roulade de l’adverbe) Lénine. Comprenant que je suis la proie du doute, elle soulève ses genoux dans le lit pour agiter les coussins et les couvertures, fait fuir le chat et tomber vers moi quelques-uns des livres qui sont là. Je vois s’écrouler à mes pieds pêle-mêle, Le Capital, L’Idéologie allemande, Matérialisme et empiriocriticisme. Mesurant cette fois l’ampleur de ma surprise, elle se met alors, sans me donner le temps de placer le moindre mot, à me renseigner sur sa vie et ses positions.
Elle est comtesse et comtesse authentiquement hongroise : la comtesse Pázmany (elle a signé ainsi la lettre qu’elle m’a adressée, elle espère que je m’en suis rendu compte). Son mari était un officier français, le Général Dumesnil, en poste à Budapest où leur rencontre avait eu lieu avant la guerre. Il était attaché militaire (et alors simplement lieutenant), elle passait pour une des femmes les plus fêtées de l’aristocratie hongroise. Elle avait été présentée à son futur époux à un bal où elle portait la plus précieuse de ses parures (délicieuse roulade, grave et très flûtée à la fois), un collier étincelant, et le coup de foudre avait été immédiat. Ils s’étaient mariés et avaient vécu heureux. Jusqu’au jour où elle avait compris que tous ces attachés militaires n’étaient que des espions et des contre-espions, des agents de services secrets camouflés et opérant au profit de qui ? De la C.I.A. (peut-être ne disait-on pas la C.I.A. à cette époque, mais il s’agissait de la même chose). Elle en était sûre, archisûre et elle pouvait le prouver. Elle avait vu son mari à l’œuvre d’assez près. La Révolution de 1949 avait balayé tout cela. Elle était encore là au moment de la constitution du bloc socialiste et de la victoire du Parti des travailleurs. Sur le moment, elle avait pris peur comme tout le monde, et son mari, passé entre-temps général et revenu en mission à Budapest après la guerre, qui ne se sentait pas du tout tranquille d’être l’époux d’une comtesse et voyait les choses sur le point de très mal tourner et pour elle et pour lui, avait demandé son rapatriement en France. Ils étaient venus prendre une retraite anticipée dans cette triste petite ville. La France lui avait toujours paru étriquée. Mais là, dans ce trou, c’était le comble. Vu de loin, et avec le recul, son pays lui avait paru, en comparaison, animé par un soubresaut historique aussi puissant qu’un tremblement de terre… (magnifique roulement magyar sur le mot une fois encore, elle s’arrête comme un peu épuisée par l’effort, reprend son souffle…). Aujourd’hui elle en mesurait toute la portée ; des dégâts, bien sûr, mais on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, en tout cas elle n’en démordrait plus jamais, on pouvait l’injurier, la traîner dans la boue, la traiter de rouge (c’était ce que faisait d’ailleurs son mari), elle était convaincue des bienfaits de cette tempête historique… Pour faire bonne mesure, elle ajoutait que la répression du mouvement insurrectionnel de 1956 avait été une chose pénible, certes, et douloureuse, mais que malheureusement il n’y avait pas eu le choix : cela ou la contre-révolution… il était impossible de laisser passer la contre-révolution… Kadar avait bien fait, c’était un grand homme… la preuve, il s’était maintenu au pouvoir depuis et était maintenant respecté de tout le monde… un héros… peut-être même un saint…
À mon étonnement, elle se penche vers le tiroir de sa table de nuit et en sort une photographie de Kadar qu’elle embrasse sur le front, comme elle aurait fait d’une icône ou d’une image pieuse. Il a évité le pire, dit-elle, le pire ! Et il a fait preuve d’une fermeté tranquille peu commune, vous voyez cela à la forme très énergique du menton, de la mâchoire et aux pommettes un peu hautes, comme il arrive quelquefois chez nous… on dit que nous sommes une race d’Esquimaux, vous savez, de Lapons, je ne sais quoi, au beau milieu de l’Europe…
Elle s’arrête pour agiter une sonnette. Elle demande à la domestique qui vient de se présenter, la mine plutôt renfrognée, de nous apporter du thé, qui ne sera ni lapon ni hongrois, dit-elle en riant, mais du très bon thé à l’orange de Sri Lanka dont elle a l’habitude de boire au moins six tasses par jour. Elle espère que je voudrai bien le partager avec elle, maintenant que je suis sa lectrice appointée (c’est elle qui dit appointée, sans la moindre roulade cette fois, évidemment, mais avec le son filé qu’elle maîtrise si bien). Car nous allons nous entendre. Je lui plais. Je suis vraiment celle qui lui convient (je n’ai pourtant pas ouvert la bouche, ou presque pas). Bien entendu, il faut voir si je suis capable de lire Marx correctement. Car, dit-elle, tout le petit cours d’histoire que je vous ai fait, Nouchka, sans Marx, n’aurait aucune espèce de raison d’être, puisque ces événements grandioses qui ont transformé mon pays de fond en comble n’auraient même pas eu un commencement d’existence. Donc, nous allons faire un essai ! Elle attrape, dans ses couvertures, un ouvrage qu’elle paraît reconnaître au seul toucher et me le tend, en me disant d’autorité et sans la moindre hésitation : Page 125, lisez ! C’est L’Anti-Dühring, un passage que je ne me lasse pas d’entendre… Je prends le livre, l’ouvre à la page dite, demande si c’est le passage marqué d’une croix. Oui, dit-elle, une croix, et dans la marge il doit y avoir une annotation au crayon : La morale a toujours été une morale de classe, c’est le sujet de ces pages… magnifiquement traité… allez-y, commencez ! Je commence :
« Lorsque nous voyons que les trois classes de la société moderne, l’aristocratie féodale, la bourgeoisie et le prolétariat ont chacune leur propre morale, nous n’en pouvons tirer qu’une conclusion, c’est que consciemment ou inconsciemment, les hommes puisent en dernière instance leurs idées morales dans les conditions matérielles sur lesquelles repose la situation de leur classe, dans les conditions économiques de leur production et de leurs échanges… »
Quelle merveille ! dit-elle. J’aurais préféré que vous me lisiez cela en allemand ou dans la traduction russe de Lounatcharski, parce que cette traduction française est un peu boiteuse, mais naturellement vous ne pouvez pas, ça n’a pas d’importance, l’essentiel, c’est les idées, et, vous le voyez, elles sont ajustées… ah, les trois classes… l’aristocratie féodale… je la connais, vous savez, j’en sors… je les connais les boyards… je sais de quoi je parle… et je sais de quoi il parle… j’ai trempé, baigné, pataugé là-dedans… vous ne savez pas ce qu’est la pourriture… la pourriture de classe… la morale… elle était belle leur morale…
Je suis d’autant plus sidérée que le texte m’a paru d’un ennui mortel et que ce n’était pas sans un profond sentiment d’appréhension que je m’en voyais poursuivre la lecture. Mais elle semble ravie. Comblée. Elle murmure entre ses coussins : Je ne me lasse pas d’entendre ces choses ! Puis, brusquement, elle descend au fond de son lit, me fait un signe de la main et me dit : Parfait ! l’expérience est concluante, vous avez une très belle voix, claire, bien timbrée, bien adaptée, vous viendrez me lire Marx deux fois par semaine, deux heures chaque fois, et vous aurez deux cents francs par séance, mais maintenant excusez-moi, il faut que je dorme ! Et d’un seul coup, elle se tourne sur le côté, tire les couvertures sur sa tête, plonge dans le sommeil.
La domestique arrive avec le thé à l’orange. Je sens que je vais le boire toute seule. À moins que ce ne soit elle, la porteuse de plateau, toute pincée et amidonnée, qui ne le partage avec moi. C’est ce qui arrive. Au moins, nous pouvons comprendre une chose : c’est que nous sommes servantes toutes les deux, sur le même pied. Buvez, me dit-elle, je pense que vous lui convenez, nous allons maintenant fixer les jours et les horaires.
Je bois. La semaine dernière, le chocolat. Aujourd’hui le thé. Ma profession tend à devenir un peu mondaine. Mais mon salaire tend à se préciser. J’ai ce que j’ai voulu.